Ce parcours visait à évaluer les présupposés des sondés sur les connaissances scientifiques et techniques qu’il pouvait y avoir au Moyen Âge : comment circule le savoir ? Que sait-on au juste à cette époque ? Et surtout, que sait le grand public de tout ceci ? La médecine médiévale : info ou intox ? M’attendant à une déferlante de mentions des maladies et des vagues de peste (qui a été plus faible que ce que je redoutais, femme de peu de foi que je suis), j’ai voulu anticiper cela en questionnant les sondés sur les connaissances en matière de médecine et d’hygiène au Moyen Âge. Si 45 % des sondés répondent peu ou proue ironiquement en demandant s’il existait de telles choses au Moyen Âge (spoiler alert : oui), ou en posant sur la table l’assertion suivante : « la peste est le résultat des prouesses de la médecine moyenâgeuse », 40 % affirment cependant que « ce n’était pas si terrible », et ils ont raison. La théorie des humeurs semble assez connue puisque citée dans 35 % des réponses, de même que les saignées (30%) souvent évoquées en duo avec les sangsues (27%), l’absence d’anesthésie (25%). Cependant, les plantes sont assez souvent mentionnées (25%), de même que les travaux d’Hildegarde de Bingen qui semble jouir d’une jolie popularité (12%) principalement chez les répondants issus du groupe « artisans et artistes » (10%). Beaucoup de répondant ont eu des intuitions assez justes également, ainsi, 9 % d’entre eux ont émis des suppositions basées sur un raisonnement logique qu’ils explicitent. Par exemple, certains ont posé l’hypothèse qu’un début d’anesthésie devait peut-être exister au moyen de l’alcool ou de décoction de plantes, d’autres ont proposé l’amputation pour freiner la progression de certains maux comme la gangrène ou la lèpre avec la technique de cautérisation des plaies qui suit, d’autres encore ont supposé qu’une fracture, sans doute moins bien guérie qu’à l’heure actuelle, devait laisser d’importantes séquelles physiques, comme la claudication, puisque si le membre devait être immobilisé, sans doute ne prenait-on pas la peine de remettre en place les os avant de les laisser se ressouder. Toutes ces suppositions sont exactes. Il est cependant également exact que nous devons la médecine que nous connaissons actuellement à la fin du XIXe siècle et au XXe siècle. Les connaissances médiévales en matière de médecine et de soins sont d’un ordre différent des nôtres : si l’on ne connaît pas la notion de « principe actif », on constate néanmoins empiriquement que certaines plantes soignent, et que d’autres peuvent tuer. Se transmet ainsi un savoir de décennie en décennie par tradition orale, us et coutumes, livres de recettes et offices de préparateurs de remèdes. On est, en outre, convaincu que la santé passe aussi par une bonne alimentation : ainsi fleurissent les régimes de santé, les diètes adaptées au saisons, et les conseils en matière de nutrition et d’hygiène de vie. On considère par exemple le beurre comme un médicament - l'aliment est en effet plutôt bon pour la santé en raison de sa forte teneur en vitamines et de ses acides gras non saturés mieux assimilés par le corps - il en va de même pour certains légumes comme le chou ou des fruits comme le citron. En outre, les régimes de santé sont une vraie préoccupation, à tel point qu'existe une pièce de théâtre sur ce sujet : la condamnation de Banquet. La théorie médicale médiévale s’appuie entre autres choses sur la théorie des humeurs de Galien : le corps contiendrait quatre liquides, des humeurs, qui doivent être réparties en bonne proportion dans le corps d’une personne pour que celle-ci se porte bien. Il s’agit là du sang, de la lymphe, de la bile noire et de la bile jaune. En revanche, tout déséquilibre génère des maladies. On supposait ainsi que les saignées pouvaient aider car elles permettaient d’ôter le trop plein de l’une des humeurs (le sang en l’occurrence) dans certains cas, et ainsi rétablir le bien-être du patient. L'Homme anatomique, ou Homme zodiacal, dans le livre des Très riches heures du duc de Berry, Musée condée, Chantilly, MS 65 f.14v. (XVe siècle) Le grec Galien vient après un héros de la médecine antique qu’est Hippocrate (les serments, c’est lui). Mine de rien, arriver après celui qui a exclu de la médecine les causes divines (tout s’explique de façon physiologique ou environnementale), qui a eu l’intuition de la théorie des humeurs qui veut que divers liquides circulent dans le corps humain et peuvent influer sur sa santé de même que l’hygiène et la nourriture, et qui a défini le rôle du médecin thérapeute comme celui du soignant qui accompagne le patient dans sa rémission, c’est difficile. L’Hippocrate, c’est un grand ponte que l’on ne balaie pas si aisément. Mais Galien a plus d’un tour dans son sac. Pétri des présupposés d’Aristote quant à la composition de la matière à partir de quatre éléments de base (l’eau, l’air, le feu et la terre), il va plus loin : pour lui, le corps contient quatre systèmes de canaux qui acheminent des fluides dans le corps et permettent son bon fonctionnement. Chaque fluide est associé à un état d’esprit – que le patient développe s’il y a trop de ce fluide dans le corps – et à diverses caractéristiques. Ainsi le sang est-il chaud et humide, lié à l’air, et provoque le tempérament « sanguin » c’est à dire « gai, joyeux, vif » et parfois porté sur les petits plaisirs de la vie. Cette humeur est bien entendu liée au printemps. La bile jaune est chaude et sèche ; fille de l’été, elle rend colérique lorsqu’elle est trop abondante. La bile noire est froide et sèche, liée à l’automne, elle provoque la mélancolie. La lymphe (ou phlègme), enfin, est humide et froide, liée à l’eau : elle est à l’origine d’états apathiques jusqu’à la catatonie. L’on remarque que cette progression en saison peut faire l’objet d’un parallèle avec les âges de la vie dans la littérature et les sciences médiévales : les jeunes gens s’aiment au printemps, sont vifs, joyeux et gais ; leur vie s’écoule ensuite jusqu’à la froide mélancolie de la vieillesse puis de la mort. Et mon mythe du moyen âge sale et crasseux alors ? Puisque nous avions parlé médecine, j’ai enchaîné sur un autre gros noyau de présupposés sur l’époque médiévale : l’hygiène. J’ai souvenir à cette occasion d’une lecture édifiante que je vous partage ici, c'est cadeau : le propre et le sale de Georges Vigarello. Le chercheur y fait une enquête sur les conditions d'hygiène du Moyen Âge à nos jours, c'était une lecture passionnante. Je m’attendais à un torrent de réponses méprisantes sur l’hygiène au Moyen Âge... Je ne fus pas déçue : 74 % des répondants affirme que l’hygiène est « inexistante » à cette époque. Parmi eux, 53 % expliquent que l’on a peur de l’eau au Moyen Âge, en la considérant comme vecteur de maladie, ce qui conduit les aristocrates à s’inonder de parfum pour cacher leurs fortes odeurs corporelles et à se racler la peau plutôt que de la laver. Cela est malheureusement inexact : cette pratique arrive en Europe à la fin du XVIe siècle et acquière surtout ses lettres de noblesses durant « le grand » XVIIe siècle, dans les villes… Donc on se lave, et on prend des bains au Moyen Âge (le coup dur, je sais). Il est vrai, toutefois, que les grandes vagues de maladies infectieuses de type « peste » laissent des séquelles dans les mémoires. Ainsi, on adopte des vêtements proches du corps, aux manches serrées pour « ne pas laisser entrer les toxines par les pores de la peau », on emmaillote pour la même raison les nouveaux nés, ainsi que pour les tenir tranquilles de peur que les mouvements ne déforment le corps de l’enfant, et l’on se baigne parfois vêtu d’une chemise pour faire un rempart entre soi et les germes dans l’eau. Toutes ces pratiques nées de la peur d’une contagion, cependant, viennent après les vagues de peste, donc aux XIVe et XVe siècle. Les 16 % restants des répondants, cependant, se sont montrés plus nuancés : 14 % d’entre eux indiquent à raison que les conditions sanitaires en ville et à la campagne sont sans doute très différentes. De nombreux chercheurs soulignent en effet que les villes sont davantage sujettes à la saleté en raison de la concentration de population (et donc de déjections, déchets, etc.), des ruelles étroites souvent en terre battue, d’industries fortement polluantes comme les teintureries et les tanneries, et l’absence de réel système d’évacuation des ordures. Ces villes demeurent d’ailleurs très polluées durant tous l’ancien régime, ce qui cause une peur de l’eau, devenue vectrice de maladies parce qu’on y déverse régulièrement urine, produits de teintures, abats, etc. A l’inverse, la campagne offre une concentration de population bien moins forte, ce qui, d’emblée, diminue l’impact polluant des villages et des fermes isolées sur l’environnement ; les conditions sanitaires y sont donc meilleures, mais la vie y demeure toute aussi risquée pour d'autres raisons (les pillards, les armées ennemies, et les bandes organisées de mercenaires en tête). Ces même 16 % soulignent que les gens étaient plus propres sur eux que ce que l’on imagine : on se lave régulièrement, surtout si l’on a la chance de vivre non loin de cours d’eau ou d'un bain public et on alterne les vêtements portés lorsqu’on a les moyens de s’offrir une garde robe variée. Bien entendu, le savon existe, on parfume l'eau du bain et l’on se frotte à la suie, qui est un bon abrasif, mêlée à de la graisse, du saindoux ou de l'huile pour obtenir une sorte de pâte savonneuse avant l’heure. Et pour les moins radins d'entre nos ancêtres, il existe même un savon à base d'huile d'olive et de plantes ; je ne sais pas si vous le connaîtrez, ça s’appelait déjà, à l'époque, le savon de Marseille ! Bien entendu, les soins pour les cheveux existent aussi, puisqu'un beau cheveu luisant est signe de bonne santé, de richesse, de séduction et de pouvoir. Ainsi voit-on fleurir dans les traités des conseils pour les entretenir avec de l'eau et du savon ou de la poudre sèche d'iris et d'autres plantes et les coiffer selon la mode de l'époque. N'oubliez pas la lotion à base de fleurs de genêt pour lutter contre les pellicules, et le peigne acéré pour les séances d'épouillage en famille. Et puisque je vous sens un peu éreinté de tout ce blabla, allez, un cadeau secret de beauté vénitienne. Vous connaissez sans doute le fameux blond vénitien qui fait chavirer les coeurs depuis le XIVe siècle : c'est en réalité une technique d'éclaircissement des cheveux. Rien de compliqué à ça, il suffit d'appliquer sur la crinière de l'urine que l'on a laissé macérer afin d'obtenir de l'ammoniac... Hey, mais revenez, il existe également des soins de bouche et des dentifrices (garantis sans urine, ceux-là). Ainsi Hildegarde de Bingen au XIIIe siècle conseille-t-elle par exemple de faire un bain de bouche à base de citron, de thym et de clou de girofle. Par ailleurs, on peut trouver également des recettes de dentifrice sous forme de gomme à mâcher ou de solution pâteuse à appliquer au doigt avant de frotter sur ses dents.
Quelques réponses (1%) vont également à l’encontre d’une idée reçue qui est l’interdiction du bain par l’Église pour ne pas faire concurrence au cérémonial du Baptême. Il est vrai que la baignade intégrale rappelle les ablutions rituelles, cependant, l’interdiction vise surtout les bains publics, les « étuves », qui, outre le bain, proposaient surtout les services de prostituées qui ont parfois contracté des maladies vénériennes : le bain public devient alors un vecteur de contagion. C’est ce dernier point, plus que le geste d’ablution, qui a invité l’Église à prendre des mesures dans le courant du XVIe siècle : fin de la mixité dans ces lieux, interdiction des prostituées (qui étaient, du reste, davantage tolérées qu’autorisées) et campagne de propagande anti-bain. En somme, la baignade, okay, les maladies vénériennes un peu moins ! De ce fait, avant le XVIe siècle, il n’y a pas de tabou à aller au bain : on s’y rend entre amis, en couple ou en famille, on y mange, on y boit, on y discute et on y fait parfois des choses pas tout à fait catholiques, même quand on est un prêtre ou un clerc ainsi qu'en témoigne l'enluminure de droite, plus haut, où l'on voit la tonsure des hommes ! Et le savoir, il se trouve sous le sabot d'un cheval ? L’abondance d’illustrations de cet article vous éclaire sans doute sur un état de fait : nous avons des traces écrites – et enluminées – médiévales de toutes ces pratiques. Régimes de santé, herbiers (à partir du XVIe siècle), traités divers, la pratique médicale est documentée. J’ai demandé, en guise d’ultime question à mes sondés si ceux-ci pensaient qu’il existait des traités de théorie et des ouvrages scientifiques au Moyen Âge. Seuls 20 % d’entre eux m’ont répondu par la négative. Pour les 80 % restants, ont été cités des traités de théologie et de philosophie (61%), d’alchimie (52%), de politique (48%), de médecine (42%), d’astronomie (39%) et d’astrologie (34%), de rhétorique (9%), de théorie de la musique (5%), des régimes de santé (2%). En vérité, des traités existent dans la plupart des domaines. Dans tous ceux considérés comme une « science », un art et non comme une « technique ». Sont considérés comme sciences les héritiers des sept arts libéraux antiques : la grammaire (la bonne structure de la langue… latine, bien entendu!), la dialectique (savoir discuter et raisonner en proposant la confrontation d’idées contraires), la rhétorique (savoir construire un discours pour convaincre) pour le trivium ainsi que l’arithmétique, la musique, la géométrie et l’astronomie pour le quadrivium. Le premier ensemble concerne l’organisation de la parole, le second, celui du monde. L’on remarque en réalité que d’autres domaines sont abordés dans les traités : la médecine, quoi que considérée comme « technique » fait l’objet de nombreux traités et recueils dès l’Antiquité. La santé est en effet un sujet trop important pour n’être pas l’objet d’ouvrages. Il en va de même pour les traités réfléchissant sur les phénomènes météorologiques, le cours des saisons et l’environnement de façon générale : de nombreux traités agricoles, météorologiques, régimes de santé, bestiaires et herbiers fleurissent pour décrire le monde et l’interpréter soit par des causes externes, soit par des causes divines. La théologie fait l’objet de traités dans cette même veine : il s’agit de réfléchir à sa bonne compréhension de la religion et des dogmes de la Bible. Si l’on comprend le livre sacré, alors on comprendra le monde tel que Dieu l’a créé. L'approche alchimique relève de cette même volonté d'expliquer puis de manipuler le monde ; d'en percer les moindres secrets. Il arrive également que certaines pratiques fassent l’objet d’une théorisation : l’exercice du pouvoir, l’éducation des enfants (surtout s’ils sont nobles et promis à des charges politiques ou militaires) mais aussi la versification, les arts, la stratégie militaire, le maniement de l’épée font l’objet de raisonnements et de traités. Il n’en demeure pas moins beaucoup de domaines qui échappent à la mise par écrit : pratiques théâtrale, modes vestimentaires, recettes de cuisine et de remèdes, frappes de monnaie, techniques de forge, tout cela semble être le fait de pratiques individuelles ou collectives ne nécessitant pas de conservation par écrite puisque transmises entre paires et objet d’un savoir-faire plutôt que d’un savoir livresque. Reste une question en suspens : mais qui donc écrit ces traités ? Eh bien cela, mon brave petit, ce sera pour un article ultérieur ! Sources
Les évangiles des quenouilles, trad. J. Lacarrière, Paris, Albin Michel, 1999 Le régime du corps de maître Aldebrandin de Sienne, Gallica Les soins de beauté, Moyen âge - début des temps modernes, actes du IIIe Colloque international, Grasse (26-28 avril 1985), Nice, Centre d'études médiévales, 1987 ; consulter le compte rendu. Roger Dachez, Histoire de la médecine de l'antiquité à nos jours, Paris, 2012 François Lebrun, Se soigner autrefois : Médecins, Saints et Sorciers aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, Points, 1995 Georges Vigarello, Le propre et le sale, Paris, Le Seuil, 1985
3 Commentaires
Maddy
17/1/2018 20:01:35
Article très intéressant et très enrichissant !
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