L’on dit souvent que la littérature médiévale est difficile d’accès en raison de sa langue, qu’il faut la « traduire » pour la comprendre. On parle d’ailleurs de « langue médiévale » pour désigner la façon d’écrire de Chrétien de Troyes ou de Christine de Pizan. Alors, une bonne fois pour toutes : que parlait-on au Moyen Âge ? Une langue médiévale ? L’on sait que notre français actuel descend du latin en ligne plus ou moins directe ; une petite projection de l’esprit nous permet donc de supposer que la langue médiévale serait une sorte d’intermédiaire entre le latin de Cicéron et la langue d’Amélie Nothomb. Certes, mais pas tout à fait ! En réalité, ce que l’on nomme « Ancien français » et « Moyen français » et que l’on enseigne (souvent au grand dam des étudiants) à l’université sous ces appellations sont des constructions héritées du XIXe siècle. Au Moyen Âge, en effet, l'on n'écrit nulle grammaire et nul traité de « bon usage » de la langue : chacun fait plus ou moins ce qu’il veut. Cela donne lieu à nombre de questions comme par exemple celle des patois : s’il n’y a pas de norme pour le français, on peut supposer que les habitants de la moitié nord du pays et ceux de la moitié sud auront sans doute des pratiques linguistiques très différentes, ce qui est effectivement le cas, c’est ce que l’on appelle les langues d’oc et d’oïl. De façon schématique, au nord, on parle des langues appartenant au groupe d’oïl, au sud, on parle l’occitan ou langue d’oc. Les chercheurs supposent que ces différences linguistiques s’expliquent par des influences géographiques de proximité : il est difficile, long et coûteux, au Moyen Âge, de traverser de part en part le pays ; de sorte que nombre de familles s’implantent en un même endroit pour de multiples générations. Dès lors, les habitudes, notamment linguistiques, s’installent, et l’on se mêle davantage aux populations locales qu’à celles distantes et ce au détriment des frontières politiques. Ainsi, au nord, la proximité des groupes de langues germaniques se fait sentir tandis que le sud reste plus proche des groupes de langues romanes. Il faut encore faire une distinction importante : on n’écrit pas comme on parle. La chose est encore vraie à l’époque contemporaine et l’a sans doute toujours été. Au Moyen Âge, l’écriture est l’apanage d’une part restreinte de la population : les clercs et quelques représentant des classes aisées (noblesse et tiers état fortuné : la bourgeoisie). Certains de ces classes privilégiées savaient d’ailleurs lire sans savoir écrire ou accèdent à la culture écrite au moyen d’une transmission orale par le biais d’un lecteur externe. Les recherches menées actuellement sur Charlemagne laissent supposer que c’était là son cas. Les langues, au Moyen Âge, sont donc multiples : langues écrites, langues parlées à la cour ou dans les campagnes ; autant de dialectes qui teintaient les manuscrits de ce que l’on appelle des « traits dialectaux ». Ainsi, les ouvrages de Marie de France, au XIIe siècle, sont-ils en « anglo-normand », c’est à dire le français parlé à la cours d’Angleterre, les textes de l’arrageois Adam de la Halle ne sont pas sans traits de « picard », etc. Chaque texte porte en lui les couleurs du dialecte de son auteur… De son auteur ou de son copiste ? Dans son livre Une langue Orpheline, Bernard Cerquiglini remet en avant la place des copistes : à l’heure où l’imprimerie est inexistante ou à ses balbutiements et où le livre écrit est un bien de luxe souvent réalisé sur commande ou en guise de présent pour une personne prédéterminée, ne peut-on envisagée que les petites mains de la copie se permettent l’arrangement des textes en tenant compte des préférences du commanditaire ? Si un lecteur à la cour d’Angleterre souhaite découvrir Chrétien de Troyes, quel plus beau cadeau que de le lui offrir émaillé de traits dialectaux de sa propre langue ? Faire l'histoire du français : une préoccupation ancienne S’il n’existe donc pas, au Moyen Âge, de théorisation du français ni de langue unique dans le Royaume de France, pourquoi vouloir à tous prix déceler, de nos jours, les caractéristiques de ces états anciens de notre français ? Tout commence au XIXe siècle, sous l’impulsion du Génie du Christinanisme de Chateaubriand et de ses successeurs. On se lance à la recherche de la « jeunesse de la civilisation française » et l’on redécouvre le Moyen Âge. Il s’agit de partir en quête des origines de la société, mais aussi de la langue française elle-même qui est un des symboles forts de l’identité de la jeune nation française. On redécouvre ainsi les textes médiévaux qui deviennent sujets de rêverie et de nouvelles composition : les plus férus de grands cycles romanesques d’entre vous connaîtront sans doute Notre Dame de Paris de Victor Hugo. Dès le XVIIIe siècle, cependant, beaucoup commencent à écrire des essais sur le français dans une perspective historique : l’on prend conscience que la langue évolue, et l’on cherche à renouer avec ses glorieux ancêtres latins. Ainsi naît l’Essai sur l’origine des langues de Rousseau vers 1755 par exemple. Ce n’est pas seulement un état de langue ancien que l’on veut retrouver, ni une filiation sous le signe du prestige entre le français et le latin, mais aussi la « voix » de ses ancêtres. Comment parlait-on et prononçait-on au Moyen Âge ? A quoi ressemble le « jeune » français ? Le fantasme du dialogue direct avec le passé est sous-jacent dans chacun de ces travaux. En effet, si la langue médiévale contenue dans les manuscrits pouvaient à nouveau être entendue, ce serait lutter contre la « mort de la voix » que représente la mise par écrit : on pourrait directement dialoguer avec ses prédécesseurs en donnant à entendre le passé. Dès lors, l’écriture serait un enregistrement de la vie passée, comme une piste audio avant l’heure. Ces perspectives ne sont d’ailleurs pas nouvelles, puisqu'elles étaient déjà une préoccupation antique sous la plume de Platon : celui-ci voyait dans l’écriture un signe de civilisation, mais aussi de dégénération et de corruption de la voix jusqu’à la réduire au silence. Mais c’est bel et bien au XIXe siècle que l’on se met à travailler activement à reconstituer la langue médiévale, et que l’on se met à enseigner le fruit de ces travaux à l’université sous la rubrique « ancien français » pour la langue des XIe au XIIIe siècles et « moyen français » pour la langue des XIVe et XVe siècles. Les chercheurs de cette époque sont en quête de l’histoire d’une langue comme fondement de la nation. La jeune République Française a besoin de symboles forts pour prendre ses marques, la langue en est un. Elle le demeure encore aujourd’hui : il suffit de voir les débats que peuvent soulever en France les réformes de l’orthographe ou l’enseignement du français : les rectifications orthographiques de 1990 ont par exemple provoqué un tollé en France jusqu’à leur application en 2015, soit vingt-cinq ans après leur publication, alors qu’elles ont été appliquées sans la moindre peine dans les autres communautés francophones, comme celles du Québec ou de Belgique, par exemple. On remarquera aussi les récents débats soulevés par les cours d'histoire de notre actuel président attestant le lien entre langue et nation demeure très fort dans l'imaginaire. L’enquête archéologique menée sur la langue conduit à une successions de découvertes et de pistes. La première est celle qu’avance Pierre Nicolas Bonamy dans les années 1750, à savoir que le français est originaire du latin. Mais pas n’importe quel latin ; non pas le latin splendide de Cicéron, ou la langue merveilleuse de Virgile. Pas du tout : le français vient du latin oral, « vulgaire ». Notre langue n'aurait donc pas pour origine une glorieuse langue littéraire, mais un "parler", un version du latin mêlée de langues celtes et germaniques dont ne subsiste aucune trace écrite sinon dans les graffitis mis au jour par l’archéologie en un mot : un patois du latin, une variante régionale sans doute spécifique à une partie des territoires de Gaule. C’est à la fois un coup dur pour le prestige de la langue (l’ancêtre illustre peut aller se rhabiller), et une opportunité de persévérer dans la volonté de « rendre la voix » aux anciens. François Raynouard met ainsi au jour, au début du XIXe siècle, le fait que la langue médiévale se caractérise par une perte progressive des déclinaisons héritées du latin. Ainsi est nommée « ancien français » la langue antérieure au XIVe siècle qui porte encore des déclinaisons, et « moyen français » celle qui ne voit subsister qu’en tant que traces fugaces les déclinaisons, et qui précède le « français classique » des tragédies de Racine. Quoi qu’originaire d’un latin populaire et oral, le français médiéval a, dans l’imaginaire de cette époque, grâce aux déclinaisons notamment, un certain prestige : il s’agit du chaînon manquant entre les illustres ancêtres latins, et les non moins illustres ancêtres classiques. En somme, une maille de l'évolution supposée linéaire de la langue. Charles de Beaulieux considère par exemple, au début du XXe siècle, le Moyen Âge comme le moment de l’apogée orthographique : l’écriture de la langue médiévale était, selon lui, dépourvue de règles, et un simple enregistrement de la façon dont les gens parlaient. Or, partout en France, l’on ne parle pas la même langue ainsi qu’on l’a montré plus haut : Marie de France n’écrit pas comme Chrétien de Troyes quoi qu’ils soient contemporains au XIIe siècle. L’une écrit l’anglo-normand, dialecte des cours des Plantagenêt en Angleterre, l’autre en français parisien que les chercheurs nomment le « francien ». Ce « francien » aurait été à l’origine une langue régionale, celle de Paris, et plus précisément de la cour du roi, qui peu à peu, à force de centralisation, aurait pris le pas sur les autres langues, jusqu’à devenir notre français. C’est l’hypothèse restée vivace des décennies durant, et encore enseignée de nos jours. C’est en tous cas, celle que j’ai apprise lorsque je découvrais la littérature médiévale : notre langue française serait l’héritière d’un latin certes oral, mais surtout d’un « francien » noble, parlé à la cour des rois, qui se serait peu à peu répandu sur tous les territoires francophones pour devenir notre standard actuel. De nouvelles pistes d'enquête En 2010, cependant, les travaux de l’historien de la langue et médiéviste Bernard Cerquiglini mettent à distance cette hypothèse précédente. Dans son ouvrage une langue orpheline, le chercheur met en cause l’existence du « francien » : en premier lieu, dans la langue médiévale, ce mot n’existe pas, on parle de « roman » au XIIe siècle, puis, lorsque ce terme se met à désigner sous la plume de Chrétien de Troyes un genre littéraire et non plus la langue d'écriture, on se met à parler de « françois » au début du XIIIe siècle. D’autre part, le dialecte médiéval parisien, s’il existe bien, ne devient que tardivement une langue littéraire, à partir du XIIIe siècle, alors que l’on écrit déjà en anglo-normand ou en picard depuis plusieurs décennies voire siècles. En outre, ce XIIIe siècle qui voit la naissance d’une littérature en dialecte parisien est aussi un moment de grand bouleversement, notamment dans la prononciation du français qui évolue très rapidement : les affriquées (deux consonnes à la suite) disparaissent, les diphtongues (deux sons vocaliques à la suite) qui étaient légion se réduisent. La graphie des mots peine à suivre tous ces bouleversements et l’on remarque ainsi diverses tentatives graphiques pour rendre les nouveaux sons qui apparaissent, ce pourquoi l’orthographe, au XIIIe siècle, est très chaotique. La nouvelle appellation de la langue en tant que « français » génère une nouvelle conscience linguistique qui lie langue et lieu géographique : on parle français dans le Royaume de France. Ainsi, des auteurs à la cour d’Angleterre, elle aussi francophone depuis les raids de Guillaume le Conquérant et la fondation de la cour des Plantagenêt au XIIe siècle ont-ils conscience que leur langue n’est plus le même français que celui parlé sur le continent. On trouve cette considération dans la Vie de Saint Edouard, un texte anonyme dans lequel l’auteur nous dit qu’il a appris, de sa jeunesse à la cour d’Angleterre, un « faux français ». A l’inverse, Huon de Mery, l’un des successeurs de Chrétien de Troyes au XIIIe siècle encense la langue du continent (et des livres) comme étant un « beau français ». L’hypothèse de Bernard Cerquiglini est donc la suivante : le français que nous parlons actuellement est en filiation directe non pas avec le « francien » c’est à dire la langue parlée à la cour et à Paris, mais avec la langue littéraire construite peu à peu par les auteurs des XIIe et XIIIe siècles, et surtout par les copistes qui ont normé cette langue en l’adaptant notamment aux traits dialectaux des cercles de diffusion. Ainsi un manuscrit écrit dans une langue dialectale ne signifie pas nécessairement que ce soit la langue de l’auteur, mais ce peut être celle des commanditaires. Cette hypothèse de travail permet de mettre à distance la rêverie autour de la « voix » des anciens dans l’étude de la langue médiévale, et souligne le fait que dès le XIIIe siècle, la langue devient un enjeu de construction identitaire d'une construction politique : ici, le Royaume de France. Les seules sources que nous ayons de cette langue sont littéraires (au sens large : les œuvres littéraires, mais aussi les documents d’archive), ce que l’on appelle « ancien français » ou « moyen français » n’est connu de nous que par des enregistrements écrits. Prononciation, évolution du vocabulaire, évolution de la syntaxe et de la grammaire, tous ces domaines ne sont connus que par reconstitution. Il en va de même pour nombre d’états de la langue avant la possibilité d’enregistrer les voix, notamment la langue du XVIIe siècle. En outre, le « beau français », préoccupation constante des cercles lettrés, est une tendance à calquer la langue orale sur l’écrit et non l’inverse. C’est une instance de réaction qui freine les innovations du langage oral afin de maintenir une certaine cohésion sur la durée parfois même lorsque l’évolution de la langue nécessiterait des modifications. En France, par exemple, les rectification orthographiques de 1990, qui tendent à la moderniser et à redonner du sens à certains signes de l’écrit (notamment les accents) en régulant un emploi que l’on conserve surtout par habitude ont été largement décriées en raison de ces habitudes : l’on ne touche pas à la sacro-sainte écriture. Un CYCLE D'ARTICLES À L'USAGE DU CURIEUX (ET DES CONCOURS) Cet article constitue en réalité une longue introduction à des fiches d’histoire de la langue et de langue française médiévale. Ces fiches sont à l’usage des curieux avides d’en savoir un peu plus sur l’évolution de notre langue, mais aussi des étudiants préparant des concours de l’enseignement. Lorsque je préparais l’agrégation, l’an dernier, j’ai eu la chance de bénéficier de cours extraordinaires et de non moins extraordinaires recommandations bibliographiques qui m'ont permis de faire des fiches assez précises sur nombre de points. L’histoire de la langue me passionnant depuis quelques années déjà, ce fut l’occasion pour moi d’en apprendre davantage sur l’état de la recherche dans ce domaine, mais aussi sur les approches de l’histoire de la langue à l’échelle européenne. Et puisque c'est un sujet qui me tient à coeur et qui peut avoir sa petite utilité, il me semblait à propos de partager cela avec vous. Au programme, grammaire, syntaxe, phonétique historique, histoire du vocabulaire et petites anecdotes amusantes (ou du moins, qui m’amusent moi, ce qui est déjà un bon début). Spéciale dédicace à tous les lecteurs de ce blog préparant le capes ou l’agrégation ! Sources
Bernard Cerquiglini, Une langue orpheline, Paris, Les éditions de Minuit, 2007 Jacques Chaurand (dir.), Nouvelle histoire de la langue française, Paris, Seuil, 1999 Geneviève Joly, Précis d'Ancien Français, Paris, Armand Collin, 1994 - L'Ancien Français, Paris, Armand Collin, 1997 Christiane Marchello-Nizia, La langue française aux XIVe et XVe siècles, Paris, Armand Collin, 1997 Alain Rey, Frédéric Duval et Gilles Siouffi, Mille ans de langue française, histoire d'une passion, Paris, Perrin, 2007 Le passionnant séminaire Normes et Usages : Savoir écrire, histoire(s) de la graphie française, des origines à nos jours du professeur Estelle Doudet à l'université Grenoble Alpes en 2015-2016.
3 Commentaires
Antoine Bertier
18/8/2022 12:11:21
Vostre article est certes passionnant, mais hélas la conclusion en est fort peu claire, et on comprends peu le sault effectué jusqu'à l'ouverture extrêmement hostile au conservatisme, pour ne rien dire de plus acerbe, qui est la vostre.
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Antoine Bertier
18/8/2022 12:19:06
Sur un plan plus politique, me permets de surcroist de déplorer ici un rejet hastif de la règle et de la valeur culturelle et traditionnelle que celle ci possède.
Réponse
Antoine Bertier
18/8/2022 12:21:39
En un mot synthétique, je dirai, de façon quelque peu osée, n'est ce pas "nique ses grands morts le gauchisme universitaire", mais cet opinion n'engage cependant que moi, et n'est absolument pas représentative de la ligne éditoriale de mes employeurs, n'est ce pas. Laisser une réponse. |