Christine de Pizan est sans doute l’une des auteures du Moyen Âge les plus passionnantes qui soit : le jury de l’agrégation ne s’y est pas trompé, puisqu’aventureux, il avait proposé pour la session 2017 du concours, l’étude du Livre du duc des vrais amants. Peu connue en France du grand public, elle est pourtant l’une des écrivaines phare du XVe siècle, et la première, surtout, à vivre de sa plume. Christine de Pizan ; enluminure d'un manuscrit de la fin du XVe siècle rassemblant certaines oeuvres de l'auteure. Une Italienne lettrée La vie de Christine de Pizan est assez bien documentée par ses premières œuvres, ballades et récits qui se veulent largement autobiographiques : fille du médecin et astrologue lauréat de l’université de Bologne, Thomas de Pizan, elle est née à Venise, mais garde dans son nom le spectre illustre de son père. Ce dernier enseigna à l’université de Bologne à son tour avant d’être appelé (par la promesse d’une grasse rémunération) à la cour de France par Charles V à la fin du XIVe siècle en tant que médecin, astrologue et diplomate. Celui-ci avait en effet pour politique de réunir autour de lui de nombreux savants – Nicole Oresme, grand traducteur des œuvres d’Aristote en fut un – afin de faire briller culturellement la cour de France. En arrivant en France, la famille Pizan doit reconstruire son réseau social : s’ils restent « les italiens », ils y parviennent suffisamment pour vivre confortablement, notamment grâce aux largesses royales. Christine est instruite par son père, bien davantage que les femmes de son temps : elle ne sait que modestement le latin – raison pour laquelle, dit-elle, elle écrit en langue française – mais a accès aux deux cultures européennes les plus en vogue de l’époque : la culture française et la culture italienne. Elle lit Dante dans le texte, ce qu’elle ne manque pas de rappeler plus tard, lors de la querelle sur le Roman de la Rose (nous y revenons plus bas), et place toute sa carrière sous le signe du recul culturel. Elle peut être critique à l’endroit des traditions françaises parce qu’elle ne l’est pas elle-même. Son père tient à l’instruire, nous dit-elle, sa mère voit d’un plus mauvais œil ce goût pour l’étude au détriment des choses que les femmes doivent connaître avant le mariage : broderie, tapisserie, couture, cuisine, et autres préceptes moraux en matière d’éducation. Mais revenons-en à la jeune Christine, alors âgée d’une quinzaine d’années. Son père lui cherche à marier selon les coutumes de l’époque : Thomas de Pizan, quoi que proche du roi, n’est ni riche, ni issu de la vieille noblesse française. Aussi cherche-t-il pour sa fille un « officier », c’est à dire un érudit susceptible de travailler au sein de l’administration du royaume, postes prestigieux et nouveaux (Charles V est en effet celui à qui on doit les prémices d’une administration générale du Royaume de France), et il trouve un jeune officier de cour, Étienne de Castel issu de la noblesse Picarde, fraîchement diplômé et arrivé à la capitale. Christine raconte son mariage dans le Livre de la Mutacion de Fortune, sous le biais d’un conte allégorique : fille de Nature, elle est entrée au service de Fortune qui l’envoie vers Hyménée pour qu’elle se marie. L’on décrit ainsi, à mots couverts, ses noces : richement parée, elle est menée par un cortège au palais d’Hyménée – le mariage « civil » sur les marches du château royal – et on lui présente le « jouvencel bel et plaisant » qui deviendra son mari une fois le couple passé devant l’autel. Christine ne se plaindra jamais de ses noces et de sa vie de couple qu’elle déclare être les plus belles années de sa vie, au cours desquelles elle donne naissance à une fille et un ou deux fils (la critique lui suppose deux fils, le second serait décédé en bas âge aux alentours des années 1399-1400). Le début de la fin En 1381, cependant, le bon roi Charles V meurt. Il est alors de coutume de « casser » sa cour, et de renvoyer ses officiers. Thomas de Pizan comme Étienne de Castel sont mis à l’index. Si le mari de Christine ne peine en rien à trouver une place dans la nouvelle cour – on a toujours besoin d’officiel – ce n’est pas le cas de Thomas de Pizan, car l’astrologie a mauvaise presse auprès du nouveau roi. Quelques années plus tard, en 1387, c’est au tour de Thomas de Pizan de décéder : la famille est désormais sous la direction d’Étienne de Castel qui, malgré une moins grande opulence qu’à l’époque de Charles V, parvient tout de même à maintenir le train de vie aristocratique de la maisonnée. Proche du roi, Étienne de Castel est invité à accompagner le roi à Beauvais à l’occasion d’un déplacement diplomatique. Malheureusement, une épidémie sévissait en ville, et emporte Etienne de Castel : à vingt-cinq ans, Christine de Pizan est désormais veuve, avec sa mère, une nièce et deux ou trois enfantsà charge. Elle n’y connaît rien en matière de finance – les hommes de famille l’ont toujours tenue éloignée des livres de compte – et les vautour guettent systématiquement les veuves, en profitant du décès de l’époux pour ne pas s’acquitter de leurs dettes, ou inventer à l’époux disparu des dus. La situation est critique pour la jeune veuve : privée de l’appui royal, paternel et de celui de son époux, elle n’a d’autre choix que de se remarier (elle est encore jeune et demeure un beau parti), ou d’elle-même mettre le nez dans les livres de compte pour faire valoir ses droits. Elle choisit l’option la plus difficile : la seconde. Prendre la plume pour survivre Dans le Livre de l’Advision Christine, où elle raconte, à l’occasion d’un songe allégorique, sa vie, Christine se met en scène, dévorée par le Chaos, et naissant à nouveau grâce à Dame Nature : c’est un voyage initiatique que celui-là, qui la guide vers l’écriture. Au milieu des tourments financiers, et du deuil qu’elle porte sincèrement, Christine devient le chef de famille grâce à ce statut si particulier qu’est celui de la veuve : au Moyen Âge, c’est l’unique moyen, pour une femme, d’être « à son compte », libre de la tutelle d’un père, d’un mari ou d’une institution religieuse. Il n’est, d’ailleurs, pas rare de voir les veuves reprendre les affaires de leur mari, devenant pour l’occasion femmes d’affaire, maître artisans, responsables d’officines diverses. Pendant de longues années, Christine multipliera les batailles juridiques pour récupérer les sommes qu’on lui doit, et se défaire de dettes inventées pour profiter de son veuvage. En parallèle, et parce qu’il faut bien vivre de quelque chose : elle écrit, beaucoup. D’abord des poèmes qu’elle rassemble en recueils, les Cent ballades, Virelays, Balades d'estrange façon, Ballades de divers propos, Les complaintes amoureuses, Lays, Rondeaux, et autres Jeux à vendre : certaines datent d’avant son veuvage, toutes sont des jeux littéraires raffinés. Dans le même temps, elle parvient à faire accepter son fils aîné, Jean de Castel, à la cour du roi d’Angleterre et sa fille dans le prestigieux couvent de Poissy où elle accompagna probablement la jeune princesse Marie, promise à Dieu par ses parents qui désespéraient d’avoir un enfant. C’est entre 1399 et 1405 que Christine est la plus prolifique : elle multiplie en effet les ouvrages susceptibles de plaire à un public de cour, l’Epistre Othea, par exemple, met en scène Hector de Troie sous les traits d’un jeune chevalier recevant une éducation courtoise par la déesse Othéa. Au cours de ces années-là, Christine lance également une grande querelle littéraire, le débat sur le Roman de la Rose. Elle affronte, par lettres interposées et soutenue par le chancelier de l’université de Paris Jean Gerson, les frères Col et Jean de Montreuil, trois humanistes bien installés à l’époque, à l’occasion d’un débat autour du Roman de la Rose de Guillaume de Lorris et Jean de Meun, best-seller incontournable du XIIIe siècle qui continue d’être abondamment lu et commenté aux XIVe et XVe siècles. Christine trouve l’ouvrage insupportable puisque mettant en scène un jeune homme allant, hors mariage, « cueillir la rose », c’est à dire, déflorer une jeune femme ; elle accuse l’ouvrage de prêcher le mauvais exemple et d’être moins bien écrit que la Divine Comédie de Dante qu’elle lit dans sa version originale. En face, on lui rétorque qu’elle n’est qu’une femme, et qu’elle n’y connaît rien. C’est cette querelle littéraire qui la fait connaître et lui offre le succès suffisant pour attirer des lecteurs vers ses ouvrages suivants. Le Chemin de longue étude met en scène Christine au cours d’un songe allégorique où elle assiste à un débat entre les différentes allégories qui régissent les hommes ; une fois revenue à elle, notre auteure peut ainsi aller trouver le roi de France et le conseiller. Le livre de la Mutacion de Fortune revient sur ses jeunes années dont elle fait le bilan, et raconte la transformation en homme après le décès de son époux que Dieu lui a accordé : ainsi, elle pouvait se livrer au travail « viril » des lettres en devant écrivain, puisque seule sa féminité (selon ses détracteurs, en tous cas), l’empêchait de réaliser cette aspiration. Le Livre des fais et bonnes meurs du sage roy Charles V lui est commandé en vertu de la connivence qu’entretenait son père avec feu le roi : Christine en fait l’ouvrage grâce auquel nous avons encore l’image du « bon roi Charles V » en tête, ainsi qu’un traité d’éducation pour les jeunes princes encouragés à prendre exemple sur cet illustre modèle. Elle continue, également, de publier à intervalles réguliers de la poésie. L’année 1405 marque un tournant dans la carrière de Christine : elle compose ses deux grandes œuvres, l'Advision Christine, dernier récit autobiographique ponctué de considération morales, où elle fait un bilan de sa vie ainsi que la Cité des Dames, où elle se met en scène, construisant sous la houlette de trois allégories, Raison, Droiture et Justice, une cité propre à accueillir toutes les « dames de valeur », passées ou contemporaines. Il s’agit de revaloriser la figure féminine, dans et hors du cadre des valeurs de la cour : certaines femmes sont ainsi célébrées pour leurs vertus chrétiennes et matrimoniales – ainsi en va-t-il de Griseldis qui endure toutes les « épreuves » auxquelles la soumet son mari pour s’assurer de sa vertu ou des nombreuses martyres convoquées dans la troisième partie de l’ouvrage – d’autres pour leur intelligence ou leur habileté à l’écriture – ainsi en va-t-il de Sapho et d’Hypatie d’Alexandrie. Parallèlement à ce grand œuvre, peut-être sur commande (si l’on se fie à ses dires), mais plus sûrement pour illustrer sa propre position dans le Débat sur le Roman de la Rose, Christine de Pizan écrit le Livre du Duc des Vrais Amants, un « dit », genre médiéval sur lequel nous reviendrons, qu’elle écrit comme sa dernière œuvre « courtoise » avant de s’atteler à des sujets qui correspondent davantage à ses aspirations intellectuelles. (Elle écrira, en réalité, les Cent ballades d'amant et de Dame, vers 1409, pour répondre à tous les insatisfaits du Livre du Duc des Vrais Amants qui l'accusent d'avoir détruit le rêve de l'amour courtois et qui exigent d'elle qu'elle écrive, en réparation, cent poèmes amoureux : Christine s'exécute non sans malice. L'issue de son recueil de poèmes amoureux est bien funeste, puisque la dame abandonnée met fin à ses jours, redoublant ainsi la destruction méthodique des chimères de l'amour courtois que Christine avait entrepris dans l'ouvrage précédent). Après 1405 et jusqu’à la fin de sa carrière – interrompue par la reprise de la Guerre de Cent Ans et sa fuite, auprès de sa fille, dans le couvent de Poissy – elle écrit principalement des traités d’éducation (Le livre des Trois Vertus, traité d’éducation des princesses dans lequel elle incorpore un passage du Livre du Duc des Vrais Amants), des traités sanitaires (Le livre du corps policié), un traité militaire (Le livre des fais d’armes et de chevalerie), un traité politique déplorant la reprise imminente de la guerre qu’elle pressentait avec l’affaiblissement du pouvoir royal (La lamentacion sur les maux de la France), un appel à la paix (Le livre de Paix), un traité religieux (Les Heures de contemplacion sur la Passion de Nostre Seigneur). Christine est en prise avec l’actualité culturelle – nous l’avions vu dans la querelle littéraire qu’elle a lancée – mais également avec l’actualité politique : comme d’autres auteurs, elle est témoin de la guerre civile entre Armagnacs et Bourguignons en 1410 qui annonce, à ses yeux, la reprise des combats à une échelle plus vaste. Ce fut le cas : Paris est mis à sac, et les savants qui avaient entouré Charles V et ses successeurs – notamment les frères Col et Jean de Montreuil – sont décimés, coupant court au premier Humanisme français. Réfugiée dans le couvent de Poissy, Christine ne reprendra la plume qu’à la toute fin de sa vie, en 1929, pour écrire le Dittié de Jeanne d’Arc, où elle célèbre l’élection d’une femme par Dieu pour sauver la ville, et se réjouit de la place nouvelle des femmes en religion et en politique. Elle ne vivra pas suffisamment longtemps pour voir sa protégée brûlée. Que reste-t-il de Christine de Pizan, aujourd'hui ? L’on est en droit de se demander quel héritage nous demeure de cette si singulière auteure des XIVe et XVe siècles. Il est évident que ses livres ont fait grand bruit à l’époque : le Débat sur le Roman de la rose secoue le monde littéraire pendant plusieurs décennies, et s’avère être la première grande querelle littéraire en France. Même après sa mort, des pièces continuent d’être ajoutées au dossier : Alain Chartier écrit la Belle Dame sans mercy, mettant en scène une Dame refusant de jouer le jeu du roman d’amour courtois, et se plaçant dans l’héritage du Livre du Duc des vrais amants et du Livre des trois vertus de Christine de Pizan. Elle a été, cependant, assez vite été oubliée dès le XVIe siècle au cours duquel on écarte l’héritage médiéval – et surtout celui du premier Humanisme – pensé comme sombre pour renouer avec la brillante Antiquité. Elle n’a guère plus de succès au XVIIe siècle, et n’est que vaguement commentée au XVIIIe siècle, mais surtout pour souligner l’excellence des conseils donnés aux femmes en matière d’éducation. Ce n’est qu’à partir du XXe siècle que l’on redécouvre Christine de Pizan, et qu’on l’érige comme première féministe au monde. L’était-elle ? Du point de vue de ce qu’est le féminisme, l’on ne peut l’affirmer : pour Christine de Pizan, une femme doit être paisible, occuper son temps utilement aux travaux d’aiguille et à l’éducation de ses enfants, et endurer son mari, si celui-ci lui est insupportable. Elle glorifie le mariage comme garant de l’équilibre de la société. C’est un programme bien traditionnaliste qui nous paraît étonnant, compte tenu de la position toute singulière de Christine : auteure, femme indépendante vivant de sa plume, femme d’affaire puisqu’elle supervisait elle-même la réalisation de ses manuscrits et de leurs enluminures, auteure politique (surtout sur la fin de sa carrière). Cette position qui nous paraît paradoxale de Christine s’explique cependant assez aisément : femme dans un monde littéraire dominé par les hommes, elle s’est exposée à de virulentes critiques sur sa féminité, notamment au cours du Débat sur le Roman de la Rose (Jean de Montreuil la qualifie de « femmelette hors de son sens »). Elle doit alors ne pas prêcher son exemple, et se montrer irréprochable. Ainsi la voit-on, sur ses enluminures, souvent représentée à l’étude – comme les clercs hommes – vêtue d’une élégante robe bleue – symbole de pureté – et de la coiffe des veuves. Elle-même ne se décrit pas autrement qu’en tant que femme de lettres, veuve éplorée et mère attentive. Mais ses ambitions littéraires et intellectuelles transparaissent perpétuellement : si elle prêche une conduite régulière pour le commun des femmes, elle ne peut écarter l’exemple qu’elle donne dans ses textes, celui d’une femme brillante, cultivant un goût pour l’érudition et les jeux de plume complexes. Je pourrais continuer pendant des pages et des pages à vous chanter mon goût pour cette auteure en détaillant chacun de ses livres et les multiples innovations qu’elle a apporté à la tradition littéraire, mais cela fera l’objet de futurs articles ! En attendant, je vous laisse avec les sources de l’article ! Sources
Françoise Autrand, Christine de Pizan, Paris, Fayard, 2009 Sarah Delale, Lucien Dugaz, Christine de Pizan, le livre du duc des vrais amants, Paris, Atlande, 2017 Les excellents cours de préparation à l'agrégation de Mesdames Dominique Demartini (Paris III), Gabriella Parussa (Paris III), Estelle Doudet (Grenoble-Alpes) ; nous les remercions ici toutes trois. N'hésitez pas à consulter le site de la branche européenne de la Société Internationale Christine de Pizan. Lire Christine - La cité des Dames, texte traduit par Thérèse Moreau et Eric Hocks, Paris, Stock/Moyen Âge, 1986 (il n'existe pas d'édition du texte en moyen français ou en bilingue à ce jour) - Le livre du Duc des Vrais amants, éd. Dominique Demartini et Didier Lechat, Paris, Honoré Champion, Champion Classiques, 2013 - Le chemin de longue étude, éd. Andrea Tarnowski, Paris, Le livre de poche, Lettres Gothiques, 2000
4 Commentaires
30/4/2017 14:19:25
Excellent article ! Un super résumé de sa vie et de son sacré caractère. Elle est la preuve qu'il y a des fois des bonnes surprises à l'agrégation. Je la connaissais juste un tout petit peu avant, et je l'ai vraiment découverte et appréciée cette année. Ton article lui rend un bel hommage, et il est très riche en bonnes recommandations et explications pour quelqu'un qui voudrait découvrir Christine. Et il faut découvrir Christine !! Je crois qu'elle fait partie de mes quatre ou cinq grands amours littéraires actuellement ^^
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Merci Jeannie <3
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Black Falcon
14/5/2017 16:56:55
J'ai appris à connaître Christine de Pizan en t'entendant parler d'elle cette année (et assez curieusement, tu n'as jamais râlé à son propos, au contraire d'un certain Victor !), et c'est du coup très intéressant de la découvrir autrement que par tes coups de coeur de type "il FAUT que tu lises absolument la Mutacion de Fortune !" sans plus d'explication...
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Merci de ton passage, petit faucon <3 C'est vrai que j'ai peut-être fait preuve d'un léger défaut d'objectivité sur le programme d'agrégation xD (mais je ne vois vraiment pas où est le problème ! Comment ça, de la mauvaise foi ?)
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