Il y a peu, je découvrais cette liste de « cent cinquante classiques de la littérature française qu’il faut avoir lu ». L’article en lui-même m’a posé plusieurs problèmes et m’a poussée à la réflexion. C’est donc l’occasion d’un petit post de blog hors sujet… ou presque ! Des « classiques » ? L’article propose ce que l’on appelle des « classiques », c’est à dire des ouvrages « dignes d’être étudiés en classe ». D’emblée, cela jette deux ombres sur lesdits ouvrages : doivent-ils n’être lus qu’en classe, devenant un support pédagogique ? (la réponse évidente étant « non ») Et surtout, sur quels critères décide-t-on de la valeur d’un ouvrage ? Cette question de qualité d’une œuvre (le fameux chef d'oeuvre !) ne concerne pas uniquement cet article : elle concerne également les programmes scolaires et l’enseignement de la littérature en général. Que doit-on retenir des siècles passés en matière de littérature ? Le « classique » est ce qui passe à la postérité, ce qui figure dans la grande et prestigieuse histoire littéraire. Il doit être exemplaire et exceptionnel en même temps : exemplaire parce qu’il « représente » tout un mouvement littéraire dont il devient le visage, exceptionnel parce qu’il doit être « la quintessence » de ce mouvement littéraire, ce qui en capture et transmet l’essentiel. La tension est palpable : l’exemplarité signifie la conformité, l’exceptionnalité au contraire signifie se détacher d’une toile de fond d’œuvres jugées « moins bonnes ». A ces tensions s’ajoute un nouveau problème : si l’on met en avant l’exceptionnalité d’un œuvre… comment comprendre cette exceptionnalité si l’on ne connaît pas la basse continue de laquelle elle se détache ? Peut-on comprendre pourquoi Racine et Corneille sont des grands maîtres lorsque l’on n’a pas lu le reste des dramaturges jugés obscurs (parce que mal connus de nous) qui gravitent autour d’eux et demeurent dans leur ombre ? Et d’ailleurs, ces dramaturges étaient-ils déjà dans leur ombre au XVIIe siècle ? Bien souvent, ils ont, eux-aussi, eu leur quart d’heure de gloire mais ne sont pas – ou très modestement – passés à la postérité. Que retenir de cette épineuse question du « classique » ? L’histoire littéraire est une base culturelle commune qui permet le dialogue : dans les dîners chics, tout le monde connaît son Racine, et tout le monde reconnaît unanimement qu’il s’agit là d’un grand dramaturge. L’histoire littéraire est un arrière-plan culturel transmis de génération en génération qui permet de dessiner un paysage duquel peuvent émerger de nouvelles histoires. Mais c’est aussi une vision partielle et a posteriori de la littérature, qui ne rend pas hommage aux goûts de l’époque, mais aux goûts de ceux qui construisent cette histoire littéraire : en ce qui nous concerne, les théoriciens des XIXe et XXe siècles, principalement ! Des « classiques », d’accord, mais qui sont-ils ? L’on peut remarquer, dans la liste fournie,plusieurs éléments saillants. L’absence d’œuvres antiques et étrangères laisse à supposer des classiques « de France » (mais dans ce cas, quid de la littérature en latin, très abondante encore jusqu’à la Révolution Française ?) voire « en français » : chaque zone linguistique et géographique aurait donc ses propres classiques, ce qui cloisonne fortement les frontières culturelles. Or, la France n’est pas le seul lieu où l’on parle et écrit le français : les Dom-Tom (coucou, lecteurs et lectrices d’outre-mer), la Wallonie (coucou, lecteurs et lectrices belges!), le Québec (coucou lecteurs et lectrices québecois), la Suisse Romane (coucou, lecteurs et lectrices suisses!) et d’autres pays d’Afrique, du Proche Orient, du Moyen Orient et d’Asie ont pour langue maternelle ou administrative le français. Ajoutons à cela de nombreuses communautés linguistiques – au Liban par exemple – qui sont autant de terreaux de littérature. Car le français demeure une langue dite « de culture », notamment grâce à ce rayonnement de son histoire littéraire, et appelle donc la production de romans, poèmes, pièces de théâtre et autres essais. Écrire en français peut devenir un choix politique, culturel ou esthétique. Et dans cette liste de cent-cinquante « classiques », seuls deux ouvrages issus de la francophonie nous sont proposés à la lecture : en section XIXe siècle, José-Maria de Heredia, un auteur espagnol naturalisé français et Samuel Beckett, en section XXe, auteur irlandais pour qui la langue française est un choix culturel et esthétique. D’autres sont très minoritaires : les femmes. Aucune n’est citée au Moyen Âge (adieu Marie de France et Christine de Pizan !), aucune pour le XVIe siècle (adieu Louise Labé et Marguerite de Navarre !), deux pour le XVIIe siècle (Madame de Lafayette et Madame de Scudéry : on notera au passage que les prénoms de ces deux dames, au contraire de leurs homologues masculins, on s’en fiche !), aucune au XVIIIe siècle (ah ça, pour retenir les contes de Perrault, il y a du monde, pour retenir ceux des femmes auteurs dans la salons, comme Gabrielle-Suzanne de Villeneuve, il n’y a plus personne !), deux au XIXe siècle (Madame de Staël, dont le prénom, une fois encore ne passe pas à la postérité, et George Sand qui écrit sous pseudonyme masculin). Une seule femme, enfin, pour le XXe siècle : Françoise Sagnan. Il serait tentant d’en imputer la cause au manque d’éducation féminin jusqu’au XIXe siècle : c’est un cliché. Le XXe siècle ne retient qu’une femme lorsqu’elles sont censées être davantage instruites, et donc capables d’écrire. En outre, dès le Moyen Âge, les femmes écrivent : lettres, contes, petites histoires, et même du théâtre ou des traités ; aux XVIIe et XVIIIe siècles, les salons de la haute bourgeoisie et de la noblesse permettent une circulation aisée de ces textes, et nombre de femmes sont connues et appréciées pour leur esprit, tant qu’elles n’essaient pas d’aller sur les brisées masculines : la sacro-sainte publication. En somme, le problème n'est pas, en littérature, qu'une femme écrive, mais qu'elle se donne à lire et qu'elle occupe une place dans l'espace public ! L’on peut, enfin, remarquer que les siècles anciens sont moins encensés que les siècles récents : cinq ouvrages pour cinq-cent ans de production littéraire au Moyen Âge, trois pour le XVIe siècle, dix-sept pour le XVIIe siècle, seize pour le XVIIIe siècle. Nous sommes à un tiers de la liste, et il ne reste que deux siècles. Il y a donc cinquante-et-un ouvrages « classiques » pour le XIXe siècle et cinquante-quatre pour le XXe siècle. De la même façon, certains siècles semblent marqués par certains genre littéraires : beaucoup de théâtre au XVIIe siècle (mais seulement trois auteurs cités : Corneille, Racine, Molière… à croire qu’ils sont seuls dramaturges en leur siècle), beaucoup de roman au XIXe siècle. Et l’on peut remarquer que le Moyen Âge et le XVIe siècles sont bien mal représentés ! Cela correspond assez bien avec l’image de la littérature que les cours véhiculent : qui n’a pas étudié Phèdre de Racine ou Madame Bovary de Flaubert ? Qui, en revanche, connaît le Moyen Âge ou le XVIe siècle avant d’arriver à l’université ? La culture commune justifie-t-elle les moyens ? On l’a vu, le but d’une telle entreprise est de permettre une culture commune. La littérature, au même titre que la langue, les arts visuels, la musique ou le cinéma permet de construire une identité communautaire, qu’elle soit nationale – dans le cadre de l’école et de la culture dite « classique » - ou communautaire – peu de fans de science-fiction seront passés à côté du cycle de la Fondation d’Asimov ou de Star Wars. Cela fournit un arrière-plan permettant aux gens de se comprendre, de partager des private jokes, et de réfléchir peu ou proue aux mêmes objets. Ainsi les fans de fantasy ou de science fiction peuvent-ils se retrouver dans des conventions et partager leurs lectures récentes en les jugeant à l’aune des grands maîtres qu’ils connaissent tous. De même, les médiévistes peuvent-ils se retrouver en camp médiéval, et débattre sur la validité ou non de telle adaptation recette de petits gâteaux trouvées dans le mesnagier de Paris, livre domestique du XIVe siècle. Une culture commune, vous dis-je. Cela est-il une mauvaise chose ? Non. Alors pourquoi tout cet article ? C’est qu’il faut, à mon goût, avoir un peu de recul sur ce qui fait notre culture, notamment littéraire, et comprendre qu’il s’agit avant tout d’une construction et non pas de la réalité historique. Les « classiques » ne sont des « classiques » que parce qu’une institution a décidé qu’il en serait ainsi. C’est, je crois, l’information la plus importante à retenir parce qu’elle permet d’appréhender sereinement ces « classiques » comme une part de notre culture, certes, mais également comme une part de la culture de leur époque, et de ne pas oublier tout un arrière-plan littéraire qui a permis l’émergence de ces œuvres, et que l’on peut à loisir découvrir si l’on en a envie. Vous aimez Racine et Corneille ? Pourquoi ne pas essayer de lire d’autres dramaturges de l'époque tels Richemont-Banchereau, François Hédelin ou Marie-Catherine Desjardin, plutôt que de relire en boucle ces deux auteurs-là ? Vers une liste de ses « classiques personnels » Puisque la notion de « classique » comme celle de « chef d’œuvre » est finalement assez subjective : il s’agit avant tout de jugements émis par une instance habiletée à le faire, et ratifiés par le plus grand nombre. J’ai à cœur de proposer, sur ce blog, ma liste de classiques personnels pour chaque siècle. Vous verrez donc fleurir, de temps en temps, une liste d’ouvrages qui me semblent incontournables, remarquables ou trop méconnus à mon goût. Autant que possible, j’essaierai d’ouvrir vers la littérature étrangère, mais y suis fort peu compétente. C’est l’occasion pour moi, aussi, de me lancer ce petit défi !
2 Commentaires
22/5/2017 09:11:21
Très bon résumé de ce que je pense plus ou moins de tout ça aussi. Que ce soit l'histoire littéraire ou l'histoire tout court, ça commence à bouger mais les choix des canons sont éminemment politiques - et la transcription de ce que Foucault appellerait la domination positive et institutionnelle. J'ai toujours été frappée aussi de voir que sur un même auteur.e, deux pérides ne retiennent absolument pas la même chose. Victor Hugo... la fin du XIXe siècle et le tout début du XXe montraient aux gamins ses poèmes d'époque royaliste, mais bien audacieux était celui qui s'amuserait à lire à l'école une page des Misérables >< (si tant est qu'un étudiant les eut trouvés déjà) Les amis Shakespeare et Michou (désolée Montaigne, mais celle-là elle va te rester xD ) étaient probablement gays de ce qui commence à se dire dans des études ^^ Puis bon les femmes, tu as très bien résumé...
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Hello Jeannie !
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