Le Tartuffe de Molière est au programme de l’agrégation de lettres modernes cette année en littérature du XVIIe siècle. Vous auriez très bien pu ne jamais lire ligne à ce propos sur ce menu blog si l’une de mes enseignantes n’avait posé ce postulat qui mérite d’être creusé : « le Tartuffe, c’est une farce qui a mal tourné ». L’amoureuse du théâtre médiéval que je suis eut soudainement les sens en alerte : creusons ! Un aparté sur le Tartuffe La pièce de Molière a connu au moins trois versions : la première, en trois actes, jouée en 1664 et interdite de représentation publique presque immédiatement, a ensuite été retravaillée jusqu’à une deuxième pièce en 1667, elle aussi interdite de représentation publique, puis une dernière en 1669 ; la version qui nous est parvenue. L’on peut se demander immédiatement ce qui a choqué, et surtout pourquoi cela a choqué, dans ces premières version du Tartuffe. On y voyait – suppose-t-on par reconstitution – le spectacle d’un dévot tentant de séduire une femme mariée, ce qui, au XVIIe siècle, fut intolérable. En prétendant dénoncer les « hypocrites » durant un siècle où l’ hypocrisie (c’est à dire : manifester les signes extérieurs de la dévotion au sacré) est vue de façon assez positive – l’on pensait en effet qu’en montrant le spectacle de la ferveur religieuse, l’on encouragerait autrui à suivre on exemple – il était assez manifeste que Molière s’exposât à l’ire des adeptes les plus fervents de la religiosité. La religion, au XVIIe siècle, est une préoccupation éminemment politique : après les Guerres de religion du siècle précédent, il a fallut renforcer l’autorité de l’institution ecclésiastique, rudement malmenée de l’intérieur, puisque les premiers mouvements de scissions étaient venus de clercs et de prêtres. En 1589, l’Édit de Nantes instaure une paix provisoire en conférant aux communautés protestantes un statut juridique, et donc le début d’une reconnaissance institutionnelle. Molière n’écrit qu’une soixantaine d’années après cet événement : les crispations autour de l’ordre ecclésiastique et de l’image de ses représentants sont donc nombreuses. Il ne fait pas bon se moquer des représentants du culte, ni des manifestations sociales de religiosité (assister aux offices religieux, la charité, la visite des prisons, les prières en lieu public, etc.) qui permettent la construction d'une identité communautaire, et l'écartement d'un soupçon d'appartenance au camp adverse. Tout cela est bien beau, mais quel rapport avec le Moyen Âge ? Au Moyen Âge – précisément aux XIVe, XVe et début du XVIe siècle – le théâtre fait la part belle à la dénonciation des ministres du culte à des fin parodiques sans que cela ne semble poser de problème majeur. Dans les farces, par exemple, on trouve de nombreux clercs et curés débauchés et tournés en ridicule. Ces courtes pièces étaient pensées comme d’amusantes pauses dans des spectacles de plus grande ampleur : on trouve ainsi des pauses farcesques jouées au cours des grands Mystères. (Pour plus d’information sur les différentes catégories dramatiques, se reporter à cet article.) La farce de Martin de Cambray, donnée à lire dans le Recueil de Florence, un imprimé du début du XVIe siècle issu des presses Trepperel (Paris), met en scène une dispute conjugale. Guillemette se courrouce que Martin, son époux, l’enferme chez elle lorsqu’il quitte le domicile pour affaires. Entendant le ton monter, son amant, le Curé du village, débarque en costume de diable au moment où, au plus fort de la dispute, Martin dit à sa femme « Que le Diable t’emporte ». Notre bon Diable-Curé l’emporte en effet. S’en suivent les retrouvailles charnelles des amants (le Curé refuse de rendre Guillemette à son mari tant qu’ils n’ont pas « fait ça »), puis la restitution de l’épouse à un mari qui la croit revenue des Enfers grâce à ses prières. De la même façon, dans la Farce des Femmes qui apprennent à parler latin, issue du même recueil, met en scène quatre femmes parisiennes avides de reprendre le pouvoir dans leur ménage en apprenant à « parler latin » : elles se rendent auprès d’un clerc provincial qui leur enseigne respectivement le droit, la médecine, la philosophie et la théologie. Le clerc, n’est, malheureusement, pas bien instruit, et elles repartent sans n’avoir rien appris. Cependant, l’intérêt de cette pièce réside dans son jeu de mots dès son titre : apprendre à parler latin peut designer à la fois l’apprentissage effectif d’une langue de savoir par laquelle ces femmes pourront prendre un ascendant intellectuel et social sur leur mari, et la réalisation de l’acte charnel. On peut dès lors se demande ce que le clerc enseigne véritablement à ces femmes lorsqu’il leur propose, au cours de sa leçon de droit, de « prendre le droit fermement à pleine main », dans quel but il leur enseigne la médecine, ce qu’il fait d’Aristote que l’on doit maîtriser de « pleine bouche », et ce qu’il entend dispenser en guise de théologie lorsqu’il ordonne l’une des femmes « clergesse » (le féminin de « clerc » étant une désignation courante des amantes de prêtres au théâtre). Les farces, au Moyen Âge, jouent principalement sur la langue en voie de figement. Le recours aux expressions est un ressort scénaristique : que ce soit la malédiction que chacun prononce dans des accès de colère sans y prêter foi « Que le diable t’emporte ! » ou que ce soit une expression graveleuse figée sur le double sens de laquelle on joue « parler latin », le spectre du jeu de mot n’est jamais absent et règne en maître sur ce que beaucoup qualifient souvent d’ « amusement grossier ». Une lecture politique des farces ?Ces jeux de mots semblent bien innocents, puisque la farce ne fait que de s’amuser d’expressions coutumières en les re-sémantisant et en jouant sur les équivoques. Cependant, tout est affaire de réception dans ce dossier sulfureux de la farce, et le contexte plus vaste du spectacle dans lequel elle est jouée peut faire toute la différence. Pierre Gringore, en 1511, fait représenter le Jeu du Prince des Sots et de mère sotte aux Halles de Paris pour Mardi Gras. C’est un spectacle constitué de trois pièces appartenant à des genres différents. La Sottie initiale, la Sottie du Prince des sots met en scène un monarque faible, qui se laisse usuellement dicter sa conduite, qui en vient soudainement à s’opposer à l’assemblée de ses conseillers ; en contexte, la pièce renvoie à Louis XII, perçu comme un monarque modéré sur lequel flottait le soupçon de n’être qu’un pantin aux mains de ses conseillers. La pièce suivante est la Moralité de l’Homme Obstiné, qui dénonce les ambitions expansionnistes du pape Jules II contre lequel il fallait absolument lutter. La dernière pièce du spectacle est une farce qui semble bien innocente après ces deux pièces à charge politique très forte. La farce de Raoullet Ployart, dernière du spectacle, met en scène un mari cocu que son épouse trompe avec ses deux valets Dire et Faire. Elle prétend, à la fin de la pièce, que « Faire vaut mieux que Dire ». La phrase désigne explicitement les performances sexuelles de chacun des deux valets, mais dans le contexte de la représentation, cette maxime retentit étrangement : après la présentation d’un roi faible qui s’affranchit de ses conseillers, et les dérives d’un tyran contre lequel on appelle la guerre, cette sentence qui clôt le spectacle est un réel appel au conflit armé. Il vaut mieux faire la guerre que d’appeler à la guerre sans la faire ! L’usage de la farce – et du théâtre de façon générale – en tant qu’arme de propagande politique et religieuse se répand au tournant du XVIe siècle, principalement à l’époque des guerres de religion. Ainsi, Marguerite de Navarre écrit-elle plusieurs pièces qui portent l’intitulé de « farce » - mention que les éditeurs transforment usuellement en « comédie » - et qui prennent la couleur de l’illustration de positions politiques et religieuses fortes. L’Inquisiteur, jamais édité à l’époque de son auteur donne à voir des enfants qui, en s’amusant, comprennent mieux le contenu des Évangiles que l’Inquisiteur tout pétri du dogme des pères de l’Église et des circonvolutions rhétoriques reprochées aux prédicateurs catholiques par les adeptes d’une Église réformée, plus proche du texte biblique et plus éloigné des vernis de gloses. L’Inquisiteur est ainsi tourné en dérision puis converti par ces enfants qui illustrent l’intertexte biblique en mettant en abîme le théâtre par leurs chansons joyeuses et les saynètes qu’ils jouent. Sa Comédie des quatre femmes, intitulée « farce » dans les manuscrits que l’on a conservés, et qualifiée de comédie lors du passage à l’imprimé met en scène quatre femmes tentées par des hommes qui leur font la cour. Une Vieille – personnage usuellement teinté d’une aura plutôt ambivalente depuis l’Evangile de la Quenouille où de vieilles femmes un peu sorcières racontent, au cours de six veillées, des contes populaires – les encourage à ne pas céder aux sollicitations masculines en éconduisant devant elles ses propres prétendants avec force de références aux positions protestantes sur la lecture et le respect de la Bible. De dangereuses farces : la mutation d'un genre. L’implication du théâtre en tant qu’arme de propagande politique et religieuse est manifeste dans le cadre des tensions religieuses du XVIe siècle tant du côté protestant que du côté catholique – on peut penser à la Moralité de la Maladie de Chrétienté de Mathieu Malingre ou à la Vérité cachée qui sont deux pièces explicitement protestante, la première présentant le dogme catholique comme la maladie de la foi chrétienne, et la seconde montrant un « ministre », c’est à dire un prêtre catholique, dissimuler les enseignements de la parole divine en enfermant Vérité elle-même dans une boite afin de pouvoir faire dire à la Bible tout ce qui lui plaît. C’est cet usage massif du théâtre comme biais de propagande qui motivera, en 1548 l’interdiction de représentations en plein air dans la ville de Paris intra-muros par le parlement, puisque chaque représentation pouvait potentiellement devenir le prétexte d’un affrontement physique entre les partisans de chaque camp. On comprend, dès lors, l’éviction de la satire religieuse autant que faire se peut des pièces de théâtre à la fin du XVIe et surtout au XVIIe siècle, la question demeurant extrêmement sensible. C’est pourquoi la farce, telle qu’elle est encore jouée au XVIIe siècle est très différente de la farce médiévale dans ses thématiques : il y est question de salons galants, d’intrigues maritales et de tromperies entre laïcs. Les farces Tabariniques mettent, par exemple, en scène Tabarin, un serviteur non pas dénué de rouerie auquel on demande fréquemment de faire le lien entre les couples adultères ou de favoriser des mariages à sa manière, et qui n’est pas sans rappeler Scapin au lecteur moderne : les deux personnages tirent leur source du même type théâtral du serviteur râleur et fourbe que l’on trouve depuis l’Antiquité – les comédies de Plaute en sont un excellent exemple – et qui revient fréquemment sous la plume des dramaturges tout au long du Moyen Âge : on en trouve par exemple une illustration allégorique dans la Moralité d'Argent où le personnage d'Argent est présenté comme l'un de ces serviteurs attaché au personnage de l'Homme. Une lecture attentive d’un corpus de pièces des XVe et XVIIe siècles permet de mettre en évidence, outre ce glissement de thématiques, un glissement des ressorts dramatiques utilisés : si les pièces dites « médiévales » utilisent abondamment les locutions en voie de figement comme lieu de discussion et de dramatisation et sont, de ce fait, des pièces du « jeu de mot » pour nombre d’entre elles, les pièces du XVIIe siècles, quant à elles, font la part belle aux bastonnades (nombre de farces du XVIIe siècle finissent en mêlée générale), aux scènes de cache-cache, et à une gestuelle abondante. On peut sans doute expliquer ce goût pour un comique de geste par le succès croissant des troupes italiennes de la Commoedia dell’Arte qui, n’étant pas francophones, proposent des mises en scène davantage centrées sur une gestuelle que sur la parole, influence que l’on ressent tout naturellement dans les farces. Dernière conséquence de cette mixité linguistique du « Grand siècle », le latin, abondamment utilisé comme ressort scénaristique et comme biais d’euphémisation des références sexuelles et scatologiques dans les farces « médiévales » est peu à peu remplacé par des langues vernaculaires contemporaines : l’espagnol et l’italien principalement. Nous avons ainsi un personnage de soldat fanfaron dans la première des farces Tarabiniques nommé Piphagne qui s’exprime dans un savant mélange d’espagnol de français et d’italien qui demeure, somme toute, assez compréhensible quoi que teinté de couleurs exotiques. Le latin, qui servait à faire sonner l’étrangeté du plurilinguisme, à souligner les moments importants des mystères et moralités en faisant entendre cette langue étrangère d’autorité est désormais évacué par le chant de langues plus exotiques, mais également plus actuelles qui ancrent les pièces dans un imaginaire plus européen : le déclin du latin en tant que langue européenne est sans nul doute en marche. Sources
Le Recueil de Florence, 53 farces imprimées à Paris vers 1515, éd. J. Koopmans, Orléans, Paradigme, 2011, en particulier : Farce des femmes apprenant à parler latin, n° XVII, p. 281 ; Martin de Cambray, n° XLI, p. 563. Pierre Gringore, Le jeu du prince des sotz et de mère sotte, éd. A. Hindley, Paris, Honoré Champion, 2001. Théâtre de femmes de l’ancien régime, éd. A. Evain, P. Gethner, H. Goldwyn, Paris, Classiques Garnier, t. 1 « XVIe siècle », en particulier les pièces de Marguerite de Navarre, L’Imposteur, p. 37 et la Comédie des quatre femmes, p. 147. Farces du Grand siècle, éd. C. Mazouer, Paris, le livre de poche, 1992, en particulier les Farces Tabariniques, p. 53.
1 Commentaire
Black Falcon
29/11/2016 19:09:38
Salut, miss ! En lectrice assidue que je suis, je passe te bouquiner. Tu sais que Molière, c'est pas trop ma tasse de thé (ben oui, quand on a les grands tragiques d'un côté, il ne fait pas le poids ! Corneille au pouvoir !), mais je suis super étonnée de lire tout ça sur les farces, par contre. Je ne pensais pas que ça avait duré aussi longtemps, déjà (à la base, tu me disais "farces" j'avais en tête les temps reculés de Chrétien de Troyes, or ça a l'air plus tardif, non? Elle date de quand, tiens, la première farce?). Pour moi, les farces, c'était un truc moribond au 17e (et visiblement pas?). Et c'est fou que le 17e soit un siècle avec de telles tensions. On ne dirait pas quand on assiste à des cours de lycée (et je ne dis pas seulement ça parce que mon frangin est sur Phèdre pour le bac) !
Réponse
Laisser une réponse. |